samedi 30 août 2008

Décompter les morts du passé pour faire de la politique : cela me gène (partie 1).

Comme tu le sais très bien, cher lecteur fidèle, mon métier de professeur d’histoire-géographie m’amène à utiliser l’une de ces deux disciplines pour démontrer mes argumentaires ou mes idées. Régulièrement, je m’affronte à des blogueurs ou à des commentateurs pour corriger ou amender ce que j’estime être des fautes historiques ou géographiques, comme d’autres me remettent parfois en cause sur des questions qu’ils connaissent plus, comme les sciences par exemple.

L’une des habitudes des blogueurs, pour stigmatiser un mode de pensée, est de se jeter à la figure le nombre de victimes des personnages historiques qui ont prôné le mode de pensée en question. En ce moment, on a l’impression que les islamistes sont les principaux génocidaires de la planète, alors que d’autres criminels de guerre ou chefs d’Etat du passé semblent avoir été oubliés… De même, j’ai déjà pu assister à des discussions durant lesquelles blogueurs de gauche et de droite se jetaient à la figure les morts de la guerre froide des deux côtés ou discutaient des différences des crimes des chrétiens et des musulmans dans le passé. Moi-même, je me suis mêlé à ces discussions, tentant de faire profiter du résultat de mes études, mais souvent sans grand succès, les autres protagonistes de la discussion estimant, si je n’allais pas dans leur sens, que j’étais de parti pris…

Lorsque l’historien se retrouve face à un massacre ou à un génocide, la question du nombre de victimes est toujours très délicate à traiter, et ceci pour des raisons très simples. En général, les criminels s’arrangent pour essayer de faire disparaître les traces de leurs crimes. Ainsi, on est toujours incapable de donner un chiffre précis du nombre de tués en Arménie en 1915 ou du génocide rwandais, parce que tout à été fait pour que les morts soient littéralement gommés de la surface de la planète. Le seul cas où le nombre de victimes est assez précisément connu est celui de l’Allemagne nazie, car c’est un appareil d’Etat moderne qui a mené cette opération à très grande échelle. Nous avons aujourd’hui les registres de la SS, qui nous permettent de décompter les morts. De même, l’URSS recensait très bien les prisonniers du goulag, mais les archives russes se sont refermées très rapidement, ne permettant pas aux historiens de mener des travaux complets. Cependant, il ne faut pas oublier non plus que les nazis, sentant la défaite venir, ont essayé de détruire les traces des camps. Hitler lui-même n’a jamais signé aucun texte ni tenu un discours officiel qui évoque l’extermination des juifs et des tziganes. Tout s’est fait dans l’ombre, comme l’a montré l’historien Ian Kershaw (auteur d’une énorme biographie d’Hitler, un peu lourde à lire dans tous les sens du terme…).

Et là, cher lecteur intéressé, je n’évoque que les cas récents ! Que peut-on dire des massacres du passé ? Sait-on combien les croisés ont tué de musulmans, combien d’Africains ont été déportés en Amérique, combien de Carhaginois les Romains ont assassinés ? Là, on n'a aucun registre de compte, et l’historien ne peut donner que des estimations, en se basant sur les quelques sources disponibles, très lacunaires…

Souvent, ne l’oublions pas, ces estimations sont remises en cause par les fans des modèles, des régimes, des personnages historiques du passé. Dans le cas nazi, pourtant très bien connu, des individus ne cessent pas de tenter de déformer le nombre de victimes voire de le faire tout simplement disparaître. Les négationnistes existent, et dans tous les cas quasiment.

Face à cette problématique, l’historien applique une méthode scientifique qui doit lui permettre de corroborer les faits. Cette méthode consiste d’abord à confirmer l’existence d’un massacre ou d’une répression par le meurtre. Pour cela, il faut trouver plusieurs sources qui attestent de l’événement. C’est d’ailleurs une difficulté en soi, si un massacre n’est décrit que par une source par exemple. Dès que des sources sont dégagés, le massacre est confirmé. Concernant les génocides, l’absence des membres de la communauté massacrée suffit. C’est souvent ce que je dis à mes élèves qui contestent l’existence de la Shoah : « Et ils sont où, alors, les 6,5 millions de juifs, les 2,5 millions de Russes et les 200 000 tziganes, depuis 1945 ? Peux-tu me dire ce qu’ils sont devenus ? » Bon, je sais, c’est un processus rhétorique assez simplet, mais cela marche assez bien. Reste ensuite à déterminer le mode d’extermination et le nombre de victimes. Cette dernière partie, comme je l’expliquais plus haut, est souvent assez difficile à déterminer. Cependant, on arrive à des estimations qui nous permettent de nous faire une idée, comme 1,5 millions d’Arméniens en 1915 par exemple. Evidemment, on a pas la précision de 1 523 455 morts, mais on est bien obligé de s’en contenter.

Dans nos discussions souvent légères de blogueurs, l’utilisation de ces chiffres par ceux qui le font doit donc s’appuyer sur des faits étayés par des spécialistes crédibles pour être valables.

Cependant, je me pose même des questions sur l’utilisation de ces chiffres en politique, et je tournerai désormais sept fois mes mains au-dessus de mon clavier avant de le faire. J’essaierai de t’expliquer pourquoi dans un futur billet…

3 commentaires:

  1. On ne peux malheureusement pas empêcher l'utilisation de chiffres à tort ou à travers pour renforcer certaines allégations.
    Le problème de cette blog mania, est que certains ont l'impression que leur position et leur message sont d'une importante capitale et que tous les moyens sont bons pour les diffuser.
    Et là on entre dans la propagande à la petite semaine.

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  2. @ Manuel : sans doute. Cependant, je n'ai pas terminé mon raisonnement. Je suis en train de préparer le billet suivant.

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