Ce qui est finalement le plus inquiétant, dans le mouvement des retraites, est la lumière faite sur une démocratie en état de décomposition avancée. De droite comme de gauche, nous devrions tous nous en inquiéter, au lieu de nous y vautrer.
Au début de l'année, le président de la République annonce une réforme qu'il va tenir apparemment jusqu'au bout en l'adaptant à peine à l'extrême-marge. Dans ce processus, l'ensemble des acteurs de notre système démocratique sont bafoués : les syndicats ne sont pas consultés, les autres partis politiques à peine, le parlement qui tente régulièrement de faire évoluer ce texte doit finalement réduire ses débats au minimum et n'accepter que les amendements tolérés par le gouvernement. L'impression qui ressort de tout cela est une évidence : le gouvernement peut faire ce qu'il veut, comme il le veut, sans qu'une opposition institutionnelle réelle puisse se mettre en place.
On pouvait à ce moment-là espérer que la rue se substitue et prenne le contrôle des choses. Finalement, jusqu'à maintenant, ce n'est pas du tout le cas. Les syndicats ont organisé un mouvement, au départ, très peu contestataire : quelques grandes manifestations, certes impressionnantes, mais qui n'inquiétaient pas plus que cela le pouvoir. Ces dernières semaines, les choses se sont radicalisées mais sans soulever l'ensemble des Français. Certes, des salariés de certains secteurs se sont fortement mobilisés, mais sans jamais parvenir à déclencher une grève majoritaire et sans paralyser le pays. Même s'il faut faire la queue une heure pour avoir de l'essence, on ne peut pas dire que notre vie en soit radicalement transformée.
Dans ce petit bras de fer, les acteurs ont donc cherché, avec une certaine insistance, la position de la population. Ah, comment savoir ce que peut bien vouloir le peuple... On a donc, de tous les côtés, commandé des sondages, dont on sait pourtant qu'ils sont aisément manipulables et réalisés dans des conditions toujours discutables. Ainsi, dans les grands débats organisés dans nos médias, on a pu voir les partisans des deux camps se jeter les mêmes chiffres à la figure en affirmant détenir le soutien de la majorité. Sans aucune preuve concrète.
Dans ce jeu stupide, les médias ne sont pas en reste. Pour illustrer l'avis du bon peuple, on rajoute une louche de sondages et surtout, les habituels micro-trottoirs où un bon Français donne son avis. Souvent, ces petits reportages sont au mieux risibles. Voici que, sur TF1, on interroge un passant de Neuilly-sur-Seine qui, bien évidemment, déclare sa haine de ces infâmes grévistes privilégiés qui l'empêchent de mettre de l'essence dans sa Porsche... Pendant ce temps, sur Arte, voici un enseignant qui dit comprendre les grévistes. Sur France 2, un médecin libéral se plaint de ne pas pouvoir remplir sa voiture d'essence pour aller faire sa tournée, alors que sur une autre chaîne du service public, un médecin hospitalier rejette la réforme. Le pire a pour moi été d'entendre l'habituel langue de bois ressassant toujours les mêmes marronniers que nous devrions considérer comme justes : les Français sont nuls en économie, les Français sont des enfants qui refusent une réforme inévitable, les Français en ont marre de ces prises en otage, les Français ont besoin de l'essence pour vivre, les Français veulent la fin du statut de la fonction publique, les Français sont fatigués de cette élite bourgeoise qui prend des décisions qui ne la touchent pas directement...
Au final, quelle est l'opinion majoritaire ? Les sondages n'ont pas arrêté de dire deux choses totalement contradictoires : les Français soutiennent le mouvement de grève mais ils pensent la réforme inévitable. On pourrait trouver nos concitoyens totalement incohérents mais il faut bien prendre en compte les facteurs pouvant expliquer ces réponses. Pour moi, la réforme était effectivement inévitable, non pas parce qu'elle aurait permis de sauver le système de retraites, mais parce qu'elle était portée par un gouvernement que personne ne peut bloquer. D'un autre côté, les Français disent soutenir le mouvement mais ils se gardent bien de s'y engager eux-mêmes. Là encore, on assène souvent que la majorité des Français ne peut faire grève et agir parce que la vie est dure et que la crise économique frappe. Cependant, il y a eu de nombreuses manifestations, y compris en week-end, et tout le monde pouvait s'y associer. De même, l'histoire a souvent montré que, même lors de crises économiques terribles, nos concitoyens pouvaient parfaitement se soulever et prendre de réels risques (souvenez-vous de 1848, de 1871, de 1936 et même de 1995). Aujourd'hui, rien de tel.
Les défenseurs du président de la République se ruent sur cette inactivité pour prouver que les Français, à cause de ces sondages contestables (qu'ils n'hésitent pourtant pas à utiliser lorsqu'ils sont de leur côté), soutiennent la loi. Pourtant, rien n'est moins sûr. Qui a aujourd'hui une preuve réelle de l'opinion de la population ? Je vais te répondre, cher lecteur, pour que tout soit clair : personne, rigoureusement personne ! Nous ne pouvons connaître que l'avis de nos proches (famille, travail, amis...) avec qui on a souvent de nombreux points communs idéologiques. Je peux te faire d'ailleurs un sondage : 70% de mes connaissances sont contre cette réforme. Puis-je conclure qu'il faut la rejeter ?
Il n'existe réellement que deux moyens de connaître l'avis des Français :
- convoquer un référendum,
- dissoudre l'Assemblée nationale et faire une élection.
Personnellement, je penche largement pour la première. Un référendum oblige le citoyen à s'intéresser réellement à la question posée et à quitter les simples invectives qui résument le débat politique actuel. Il doit se forcer à aller vérifier les chiffres, à peser les idées en présence, et finalement faire un choix. Là encore, les partisans de la démocratie pour une minorité vont crier au populisme, au risque de manipulation, à la bêtise naturelle du citoyen... Je pourrais moi-même le faire d'ailleurs, faisant partie de ce groupe de gens qui peut faire grève sans prendre trop de risques, par crainte que mes concitoyens choisissent de soutenir cette réforme réactionnaire.
Je peux cependant te rassurer, cher lecteur, ce référendum n'aura pas lieu. A force de pratique politique, j'ai pu identifier un point commun général à l'ensemble des camps et des acteurs de notre démocratie : tout le monde est d'accord pour que la nation s'exprime globalement le moins souvent possible. Une fois tous les cinq ans, hein, les gars, ça suffit. Surtout, ne surgissez pas dans le débat. On ne vous aime tellement pas qu'il est hors de question qu'on vous consulte même sur des sujets où on est sûr que vous serez d'accord. Pourquoi ? Parce qu'on ne vous connaît pas, on ne vous voit jamais (une fois tous les cinq-six ans pour se faire réélire) et on se fiche totalement de vous.
Personnellement, je suis prêt à prendre le risque de me prendre une tôle et de voir cette loi nullissime passer. Je crois en effet que, si les arguments des opposants à la réforme sont si forts, il n'y a pas à craindre d'affronter nos adversaires dans un réel débat public. De plus, il est important d'obliger nos concitoyens à prendre une vraie décision, claire et nette, car dans ce débat stérile, ils ont clairement exprimé une chose : le refus de prendre leurs responsabilités. On n'embêtera pas le gouvernement qui fait ce qu'il veut, mais on soutient les grévistes sans rien faire soi-même.
A quoi cela sert-il d'être citoyen et de vivre dans une démocratie si c'est pour laisser d'autres que vous-même faire le boulot ?
Personnellement, j'utilise ce sondage parce qu'il montre à quel point les précédents, utilisés pour justifier la légitimité du mouvement, peuvent se tromper. Autrement dit, l'arrivée de ce petit dernier rééquilibre la balance !
RépondreSupprimerMais sinon, comme je l'ai souvent dit sur mon blog, la seule vraie solution démocratique et indiscutable pour connaître l'avis du peuple reste le référendum ! Et comme le disait un commentateur, ça ne va absolument pas dans le sens des syndicats (qui pourraient d'ailleurs le demander en récoltant des signatures, ça s'appelle l'initiative populaire, c'est dans la loi) ; et ça ne va pas dans le sens du gouvernement non plus, puisque le risque est trop grand pour eux qu'ils perdent...
Bravo! On pourrait même insister sur l'escroquerie qu'il y a eu de présenter la dernière réforme constitutionnelle comme un retour au pouvoir du Parlement. La preuve est faite que non. Analyse incontestable sauf sur un point: l'auteur serait-il atteint du complexe de supériorité? Il se contredit s'il pense connaître le degré d'engagement de ses compatriotes. De mon point de vue à moi, si on compare 1995 et 2010, ce n'est pas la motivation de la base qui a changé... Enfin, comparer 1995 à 1848 tout de même c'est osé!
RépondreSupprimer"Pour moi, la réforme était effectivement inévitable, non pas parce qu'elle aurait permis de sauver le système de retraites, mais parce qu'elle était portée par un gouvernement que personne ne peut bloquer."
RépondreSupprimerPeut-être AUSSI beaucoup de gens se rendent-ils compte que le système est surendetté, et que le remettre un peu d'aplomb est une question de survie. Et que l'alternative à "retarder la retraite", c'est réduire les pensions, ou réduire les salaires nets...
La réforme est loin d'être satisfaisante, ce n'est qu'une tentative de bouche-trou à court terme ; il faudra une réforme de fond (ne serait-ce que l'unification du système pour que "à cotisation égale, retraite égale", ce qui n'est pas du tout le cas actuellement). Cette réforme de fond mériterait, amha, un référendum. Mais les gouvernements de droite (Juppé, Balladur, Fillon...) n'en ont pas voulu, et les gouvernements de gauche (Mauroy, Rocard, Jospin...) encore moins.
Après trois semaines de débats au Sénat, difficile de dire qu'ils ont été réduits au minimum au parlement. Celui-ci est d'accord avec le texte du gouvernement, pourquoi faudrait-il qu'il ne le soit pas forcément ?
RépondreSupprimerSur le référendum, il faudrait voir quels seraient les termes de la question. Comme on peut difficilement se contenter d'un oui/non (on fait quoi, en cas de non ? on laisse les déficits se creuser ?), ça donnerait un choix entre un bulletin "je veux reporter l'âge de départ à la retraite à 62 ans" et un bulletin "je veux diminuer le montant des pensions de x %". Je crains que l'option où chacun formule sa proposition de réforme sur papier libre ne soit pas très pratique.
@ Xerbias
RépondreSupprimer"on fait quoi, en cas de non ? on laisse les déficits se creuser ?"
"On" se remonte les manches et on se creuse un peu le citron pour proposer une solution alternative, différente de la première et on la soumet à un autre referendum. Affirmer qu'il n'existe qu'une solution à un problème c'est de la paresse intellectuelle (TINA, en plus d'être malhonnête, est fainéante, elle n'a que des défauts cette dame). Et on ne rémunère pas nos politiques pour qu'ils soient paresseux.
Voilà, par exemple, une deuxième solution possible à la question "on fait quoi en cas de non ?"...
@ Vallenain : donc, tu aurais pu t'abstenir de l'utiliser à ton tour finalement.
RépondreSupprimerSur le référendum, je rappelle quand même qu'un syndicat n'a pas vocation à faire de la politique. Ce serait donc aux partis de gauche de se saisir de cette possibilité. Mais comme ils ne sont pas plus démocrates que ceux de droite, on peut encore attendre.
@ Anonyme : bien évidemment, un blogueur se sent toujours supérieur...
Je ne me base que sur les faits plus ou moins établis de la mobilisation. Comme je l'ai écrit plus haut, je ne connais que les opinions de mes proches et celles des blogueurs et des avis donnés dans les médias. Finalement peu de choses.
Le parallèle avec 1848 est certes osé, mais il rappelle que même une population crevant de faim (c'était une période de grave crise économique) peut se soulever pour changer le monde.
@ Xerbias : quand on voit le temps que les Allemands ou les Scandinaves ont pris, on peut tout de même s'interroger sur ces trois semaines.
Sur le référendum, on soumet le projet de loi, et si c'est non, on en refait un autre. On a des parlementaires qui touchent suffisamment d'argent pour prendre la peine de retravailler un dossier.
@ Fabrice : ah, j'espérais bien que tu passerais sur ce billet.
@ FredericLN : je crois que tu n'as pas bien lu le billet. Avec des peut-être, on refait le monde, hein ?
RépondreSupprimerJe ne dis pas autre chose. Personne n'en veut, parce que la démocratie, c'est pénible : on ne peut pas savoir à l'avance ce que les citoyens vont faire.
@ Mathieu
RépondreSupprimerIl y aurait beaucoup à dire sur cette étrange habitude de considérer qu'une élection donne un blanc-seing à l'élu pour faire ce qu'il veut, sur le dévoiement inquiétant de l'idée de démocratie que cela suppose et tout ce genre de trucs mais j'ai autre chose à faire que de perdre mon précieux temps en de vaines querelles.
Sur ce je vais aller m'acheter de nouvelles pompes, en plus de perdre du fric à faire grève j'ai niqué mes baskets à crapahuter sous la pluie...
""On" se remonte les manches et on se creuse un peu le citron pour proposer une solution alternative, différente de la première et on la soumet à un autre referendum."
RépondreSupprimerCertes, mais si le deuxième ne passe pas non plus, on en fait un troisième ? Puis un quatrième ?
Je suis pour ma part très réservé sur le recours au référendum en matière législative. La Californie souffre des "propositions" qui sont mises au vote tous les deux ans, et qui une fois votée exigent tout et son contraire. Le débat politique se forme moins autour de oui/non qu'autour de différentes alternatives possibles. Si aucune d'entres elles ne promet des lendemains qui chantent miraculeusement, cela ne veut pas dire qu'il ne faut rien faire (et in fine, s'exposer à pire).
@ Xerbias
RépondreSupprimerBen oui tant que ça ne passe pas on revoit sa copie. Ca s'appelle chercher à s'améliorer. Et rien n'interdit de provoquer des débats publics pour déterminer ce qui remporte l'adhésion de la majorité (allez c'est gratuit comme idée, je suis comme ça).
Quand à la californie et ses travers à mon souvenir il existe beaucoup de nuances entre le recours systématique au referendum et l'entêtement à refuser d'écouter le peuple dès lors que "l'élite" a arrêté sa position idéologique.
@ Xerbias : dans un cas comme celui-là (conflit social et président autiste), un référendum serait un très bon moyen de résoudre la crise.
RépondreSupprimer@ Fabrice : j'espère que tu as acheté, on a manif jeudi.
RépondreSupprimerIl faudrait surtout revoir la place des syndicats dans notre pays et visiblement leur inefficacité !
RépondreSupprimer@ Pazmany : inefficace pour gagner, oui, mais pas pour mobiliser. On est quand même l'un des derniers PED à connaître de tels mouvements sociaux.
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